L’Instant et le Mouvement : Danse et Peinture au XIXe siècle

Silhouette d'une femme dansant en plein air sur un lac avec la peinture de lumière et des reflets sur l'eau

De longs siècles durant, la peinture, en tant que discipline, peine à acquérir ses lettres de noblesse. Elle est perçue comme une discipline de second rang davantage associée à l’artisanat qu’aux Beaux-Arts.

A la Renaissance, les peintres se mobilisent sans relâche pour que la peinture soit perçue comme œuvre de l’esprit et puisse enfin gravir la hiérarchie qui classifie les arts. D’autres disciplines littéraires sont pourtant considérées comme spirituelles. La littérature est ainsi très prisée pour ses qualités intellectuelles que nul ne remet en question.

Dans leur effort de faire valoir le caractère noble de leur art, les peintres tâchent de montrer en quoi la peinture et la littérature sont proches, de sorte à ce que la noblesse reconnue à la littérature déteigne sur la peinture. Ils mobilisent alors une doctrine antique : Ut Pictura Poesis. L’adage est énoncé par le poète latin Horace dans son Ars poetica (Ier siècle avant J-C). En comparant peinture et poésie, il instaure l’idée puissante d’un continuum entre les disciplines picturales et littéraires.

La formule, souvent traduite par « Il en va de même en peinture et en littérature » marque les créateurs pendant les siècles des siècles. L’idée d’une perméabilité des arts les uns avec les autres traverse les générations, jusqu’à être exploitée par les artistes renaissants, en quête de légitimité. Ils réactivent donc l’adage horatien, espérant que la gloire de la littérature irradie sur la peinture.

Ce que nous en retiendrons ici est qu’il est alors communément admis que les arts dialoguent les uns avec les autres, rapprochés par leur capacité commune à jouer sur l’expression d’une sensibilité.

La reconnaissance par tous de cette perméabilité des arts abolit les frontières entre les pratiques. Plus encore, ce qui se joue ici est bien la possibilité de confronter des arts diamétralement opposés.

Comme le théorise Gotthold Ephraim Lessing dans Laocoon ou des frontières de la peinture et de la poésie (1766), l’écart majeur entre peinture et littérature tient à ce que les arts plastiques sont des arts de l’espace quand la littérature relève des arts du temps. La peinture joue de simultanéité – elle donne tout à voir au spectateur en un instant – quand la littérature use de diachronie en se dévoilant au fur et à mesure.

Si deux pratiques aussi éloignées l’une de l’autre ont été rapprochés systématiquement, alors la perméabilité des arts peut aisément dépasser le champ de la peinture et de la poésie et valoir pour toute discipline artistique. De nombreux artistes de Beaux-Arts s’intéressent ainsi à la danse. L’engouement d’une discipline pour l’autre s’explique aisément.

En danse ou en peinture, il s’agit avant tout d’exprimer un sentiment, une émotion ou une idée. La différence majeure relève des systèmes d’expressions des disciplines. Si la peinture figurative use de signes naturels, pour imiter directement la nature, la danse aura recours à des signes arbitraires et des conventions. Comme le soulignent très justement Nathalie Kremer et Edward Nye,1KREMER N. et NYE E., Littérature, peinture et danse au XVIIIe et XIXe siècle ? Journée d’études à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, le 22 mai 2017 cette attraction réciproque d’une pratique pour l’autre pose des questions d’ordre esthétique, relative à la représentation des émotions, mais aussi d’ordre générique quand les références deviennent inter-artistiques ou encore d’ordre poétique quand on se penche sur la composition.

Sur le plan générique par exemple, les frontières peinture/danse s’amincissent nettement au XIXe siècle. De fait, la haute société se presse régulièrement dans les allées de l’Opéra qu’il est de bon ton de fréquenter. Les artistes n’échappent pas à ce rendez-vous qui leur permet d’assister aux représentations, de participer aux bals masqués, de trouver de l’inspiration et d’entretenir leurs cercles de relations.2Gabriella ASARO, « Degas et la célébration de la danse féminine à l’Opéra », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 28 juillet 2021. URL : http://histoire-image.org/fr/etudes/degas-celebration-danse-feminine-opera Parmi ces artistes, le peintre Edgar Degas est de loin celui qui s’entêtera le plus pour ce sujet de représentation. Entre les années 1860 et 1890, il revient inlassablement sur le sujet de la danseuse, au point qu’Edouard Manet lui prête le qualificatif de « peintre des danseuses ».3MANET E., Lettre à Fantin-Latour, 1868

Pendant la première partie de cette période, Degas observe ses modèles non pas au Palais Garnier, qui n’est inauguré qu’en 1875 mais dans le théâtre rue Le Peletier. Il ne se contente pas d’assister aux représentations mais vient également observer les cours et rencontrer les danseuses dans les coulisses ou au foyer de la danse, pour lesquels il a négocié ses entrées.4Gabriella ASARO, Op. Cit.

Ce n’est donc pas seulement le faste de la célébration sur scène mais bien leurs habitudes de travail, leur quotidien et leurs moments de repos qui retiennent son attention. Il assiste ainsi au cours du maître de ballet Jules Perot, dont il tire le sujet de La Classe de danse (huile sur toile, 85.5 x 75 cm, Paris, Musée d’Orsay, 1873 – 1876). Il choisit le moment de délassement des danseuses, qui s’étirent, se recoiffent ou arrangent leur tenue après leur classe de danse. Elles prêtent distraitement l’oreille à leur maître à danser, seul présence masculine de la toile qui conserve tout son sérieux malgré la fin du cours, appuyé de ses deux mains sur son bâton. Degas s’intéresse spécifiquement à l’entraînement des danseuses. Il fige l’image de leur corps relâchés et de gestes naturels.5MUSEE D’ORSAY, La classe de danse, Edgar Degas, notice d’oeuvre [en ligne], consulté le 27 juillet 2021. URL : https://www.musee-orsay.fr/fr/oeuvres/la-classe-de-danse-1151

Familier de leur vie en dehors même des planches de la scène, il rend hommage à leur travail acharné qui disparaît sous l’apparente simplicité des mouvements lors des spectacles. Degas se retrouve peut-être, en tant qu’artiste, dans ces alter egos dont le travail acharné vise à fournir la meilleure prestation finale possible. Le labeur de l’artiste, qu’il soit danseur ou peintre, apparaît alors comme point de jonction supplémentaire entre les deux disciplines qui justifie l’intérêt du peintre pour la pratique du ballet. De fait, sur les centaines de toiles que Degas donne, très rares sont celles à donner à voir la gloire des ballerines. C’est ce qu’il fait toutefois dans Fin d’arabesque (huile sur toile, 67.4 x 38 cm, Paris, Musée d’Orsay, 1876). Un bouquet dans la main droite, la danseuse en arabesque remercie son public, quoique le groupe désordonné à l’arrière-plan laisse imaginer qu’il puisse ne s’agir que d’une répétition sur scène.6Gabriella ASARO, Op. Cit.,

Ces deux oeuvres attestent de l’attitude générale de Degas au regard de la danse. Sa vision porte sur tous les épisodes de la vie de la danseuse qu’elle embrasse dans sa totalité. C’est en cela que sa peinture retranscrit les phénomènes structurants de la pratique de la danse au XIXe siècle. Le fait que Degas s’intéresse tant aux danseuses et non aux danseurs est par exemple très révélateur d’un phénomène de société plus général. Au XIXe siècle, les hommes qui étaient en vogue au XVIIIe siècle, sont moins populaires à la fois auprès du public et des Directeurs d’Opéra. Sur scène, les jeunes danseurs prennent essentiellement les rôles de second plan ou agissent en qualité de porteurs des danseuses sur lesquels sont rivés les feux des projecteurs.7Gabriella ASARO, Ibid.

En dehors des planches de l’Opéra, la pratique de la danse évolue également. Elle se fait plus populaire à mesure qu’ouvrent cabarets, bals et cafés-concerts. Si la capitale brille en Europe, c’est aussi pour le caractère festif de ses nuits parisiennes. Artistes et petits bourgeois se retrouvent alors au bal Bullier, construit en 1847 avenue de Montparnasse ou plus tard au Moulin-Rouge, inauguré à Montmartre en 1889.8Alexandre SUMPF, « La baraque de la Goulue et le bal Bullier », Histoire par l’image [en ligne], consulté le 29 juillet 2021. URL : http://histoire-image.org/fr/etudes/baraque-goulue-bal-bullier On y danse notamment le cancan, dont la vogue n’est pas sans lien avec sa large diffusion via les affiches placardées dans la ville. La première affiche de Toulouse-Lautrec (170 x 130 cm, Albi, Musée Toulouse-Lautrec) lui est ainsi commandée par le directeur du Moulin-Rouge, Zidler lui-même.9MUSEE TOULOUSE-LAUTREC, La Goulue, notice d’oeuvre [en ligne], consulté le 29 juillet 2021. URL : http://www.musee-toulouse-lautrec.com/fr/la-goulue On y voit apparaît Louise Weber, plus connue sous son nom de scène La Goulue, célèbre initiatrice du cancan reconnaissable à ses jupons à frous-frous. Sa réputation lui permet de se produire dans tous les hauts lieux de la vie parisienne, comme au Moulin de la Galette.

Cet autre espace de festivité du Paris de la fin du XIXe siècle a lui aussi les faveurs de nombreux artistes, comme Steinlein, Van Gogh ou Renoir. Ce dernier en retranscrit l’atmosphère légère et joyeuse dans sa toile Bal du moulin de la Galette (huile sur toile, 131 x 176 cm, Paris, Musée d’Orsay). Dans un traitement impressionniste, il rend par petites touches rapides, vibrantes et colorées l’ambiance festive des lieux où se retrouvent ses amis et des danseurs anonymes. Cette représentation de foule n’empêche pas Renoir de dresser une composition solide, structurée autour d’une longue diagonale qui sépare premier et arrière-plan et met en valeur l’espace de danse. La façon dont s’enlace certain des couples n’est d’ailleurs pas sans rappeler le duo qu’il met à l’honneur dans Danse à la campagne (huile sur toile, 180 x 90 cm, Paris, Musée d’Orsay). Ce rapprochement des danseurs, défiant les bonnes mœurs de l’époque, laisse percevoir le mouvement structurant de la société qui se développe désormais du côté du loisir et du divertissement.

En peinture, ce sont finalement des faits de société qui transparaissent. Degas comme Renoir livrent donc des informations sur la pratique de la danse au XIXe siècle, de l’entraînement tel que dispensé aux rats de l’Opéra par un grand maître comme Jules Perot à la source de divertissement qu’elle représente pour les bourgeois de l’époque, qui se rendent aux spectaclex de Loie Fullet ou de la Goulue, ou la pratiquent eux-mêmes au Moulin de la Galette.

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Bibliographie:

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